Historien vaut mieux que deux tu l’auras

What-Sup is back ! Après cette petite trêve hivernale, What-Sup revient plus fringuant que jamais avec ce nouveau format : « Faire une thèse… ». Tous les premiers lundis du mois, les billets seront consacrés à une discipline en particulier, ce qui permettra de comprendre ce que signifie concrètement faire une thèse en Histoire, en philosophie, en climatologie, en médecine, etc. Mieux se comprendre pour mieux se connaître, c’est la résolution de What-Sup pour 2019 ! Les autres billets aborderont des thématiques générales ou particulières liées au doctorat : les nouvelles technologies, les cotutelles, la parentalité etc., il y en aura pour tout le monde ! Et parce que c’est un sujet que je connais bien pour l’avoir pratiqué pendant 6 ans, on commence cette saison 2 de What-Sup par un billet consacré à la réalisation d’une thèse… en Histoire !

La première chose à savoir sur les historien.ne.s, c’est qu’on est très attaché.e.s à nos périodes de prédilection, et que notre passe-temps favori est de trouver les autres périodes nulles. En première année d’unif, j’ai entendu cette phrase qui résonne encore en moi : « vous n’êtes pas antiquistes, médiévistes, modernistes ou contemporanéistes, vous êtes avant tout HISTORIENS ». J’ai envie de dire non. Non (j’avais envie de le dire). C’est tellement faux (et pas très #gendersensitive). Faux sur toute la ligne. L’occupation préférée de l’historien.ne consiste clairement à clamer haut et fort et par tous les moyens non-scientifiques possibles que sa période est la meilleure. Un petit tour sur les fils académiques sur Twitter finira de te convaincre :

Certes, il peut arriver que certains s’aventurent à passer du côté obscur de la force, comme Nicolas Offenstadt par exemple, (ancien) médiéviste et (à présent) contemporanéiste renommé, mais de manière générale, on finira tous à un moment ou un autre par se payer la tête des autres périodes. Rire grassement des collègues de contempo parce leurs archives ne sont pas consultables parce que trop récentes, ou encore des collègues modernistes parce que les écritures du 17ème sont indéchiffrables, ça fait clairement partie des petits plaisirs de la vie. Et les antiquistes n’en parlons même pas. Tu l’auras compris, je suis médiéviste (mieux : je suis alto-médiéviste, spécialiste du haut Moyen Âge – la période très grosso modo comprise entre le 5ème et le 10ème siècle)

Ici, représentation d’une rencontre au sommet entre un alto-médiéviste et un bas médiéviste (l’antiquiste est en bas à gauche) :

 

Ainsi, la première chose à savoir sur le fait de faire une thèse en Histoire, c’est que ce sont des expériences très différentes en fonction de la période traitée. En effet, l’historien.ne travaille avant tout sur des sources, généralement textuelles, et à cet égard, toutes les périodes ne sont pas égales. Quand les antiquistes et les médiévistes jubilent à l’idée de pouvoir rajouter une douzième source à leur corpus, les modernistes et contemporanéistes pleurent quant à eux à l’idée de devoir laisser de côté 35m d’archives parce qu’ils ont déjà bien assez à faire comme ça. Je schématise et généralise exprès, tu sais bien #tmtc. Quoi qu’il en soit, faire une thèse en Histoire, c’est avant tout collecter des sources sur un sujet défini, le plus souvent, par le ou la doctorant.e. Ces sources sont parfois inédites (il faut alors aller en archives), parfois éditées (il faut alors aller en bibliothèque ou rester en pyjama derrière ton écran parce qu’elles ont été numérisées). Par exemple, en travaillant sur des sources législatives des 8ème et 9ème siècles, je n’ai jamais foutu le moindre orteil dans un dépôt d’archives pour ma thèse. Mais j’ai pu me dégommer à petits feux les yeux en passant mes journées sur ce site des plus désagréables, mais où je pouvais faire des recherches par mot, ce qui est autrement plus compliqué avec des archives papier. Mon moderniste de mari a quant à lui écumé (je dis ça au passé mais en vrai il est toujours occupé #postdoclife) les dépôts d’archives de France et de Navarre (enfin plutôt de Belgique et d’Espagne) pour sa thèse consacrée à la législation et à la prise de décision au 16ème siècle. Deux thèses, deux salles, deux ambiances : pendant que j’imprimais en sifflotant mes sources éditées et les traduisais péniblement du latin, lui s’évertuait à retranscrire ses archives pour pouvoir les exploiter.

 

 

Ces sources, donc, évidemment, il faut pouvoir les lire. Langues anciennes, anciennes mais pas trop, modernes, modernes mais mal écrites : les historien.ne.s ne sont, ici non plus, pas égaux dans le domaine de la recherche. La difficulté de la langue est une réalité dans le cadre de la réalisation d’une thèse en Histoire, et, si c’est valable pour les sources, c’est également valable pur la littérature scientifique. En effet, le travail de l’historien.ne consiste notamment à croiser les sources et les confronter – si nécessaire – à la littérature scientifique pour affirmer ou infirmer certaines théories. Cette littérature (articles, ouvrages) est en français, en anglais, mais aussi en allemand, en italien ou en espagnol (voire encore d’autres langues, suivant les domaines de recherche). Ne pas comprendre une langue n’est pas un argument pour exclure des documents : si un article est pertinent dans le cadre de la recherche, il faut pouvoir le comprendre, quelle que soit la langue. Je le précise parce que c’est vraisemblablement quelque chose qui n’est pas valable dans tous les domaines: j’ai une fois eu une conversation à ce sujet avec des doctorantes en psychologie, qui ne mobilisaient pas la littérature allemande sous prétexte qu’elles ne parlaient pas allemand, et ce n’est visiblement pas un problème dans leur domaine, et je dis pas ça que pour la rime. Autant te dire que j’ai avalé ma currywurst de travers en entendant ça, moi qui ai un niveau d’allemand qui ne dépasse pas « Ich liebe dich » et qui ai dû lire un livre entier sur l’inceste au haut Moyen Âge dans la langue de Tokio Hotel.

 

Faire une thèse en Histoire, c’est donc commencer par collecter des données historiques de diverses natures : textes législatifs, narratifs, épistolaires, historiographiques, archives comptables, documents officiels, et j’en passe des vertes et des plus mûres. Ces données, il faut les lire, les comprendre, les confronter à d’autres données par le prisme du sujet de thèse. Un même texte historique sera lu différemment par un historien du droit que par une historienne des religions, par exemple. C’est ça la beauté de la recherche en Histoire : presser les sources (surtout quand on en a peu) jusqu’à la moelle et en retirer tout ce qu’on peut et plus encore.

En fonction leurs grille de lecture, de leurs présupposés philosophiques, de leurs propres préoccupations, du tissu culturel dans lequel ils sont impliqués, les historiens n’arrangeront pas nécessairement les données de la même manière […]. C’est ce qui explique que l’on peut encore aujourd’hui écrire quelque chose de vraiment neuf sur la fin de la république romaine, plus de 2000 ans après les faits, en travaillant sur une documentation qui, en gros, n’évolue plus beaucoup.

Jean Winand, L’Université à la croisée des chemins. Plaidoyer pour une université de la culture, Académie Royale de Belgique, p. 95.

Une fois que tout ça est fait, y a plus qu’à rédiger et à parsemer ton texte de notes infra-paginales, ta plus grande passion. Cette phase de rédaction s’accompagne généralement de retours intempestifs vers les sources parce qu’il y a toujours bien un truc que tu as mal noté, mal transcrit, mal traduit : bref il faut rattraper les foirades. Et là, tu tapes, tapes, tapes, cette thèse qui te plait et tu perds 0,5 d’acuité visuelle en chemin. A ce que je sache, il n’y a pas vraiment de nombre de pages minimal ni maximal dans le cadre de la réalisation d’une thèse, mais peut-être me trompe-je. Toujours est-il qu’une moyenne de 300-400 pages ne me paraît pas totalement absurde (hors annexes et bibliographie, of course). La mienne à moi faisait 395 pages et quelques 1674 notes en bas de pages. Elle est si belle. Sache aussi qu’une thèse en Histoire ne peut se prévaloir de ce titre que si tu as au moins une page dont l’espace occupé par les notes infrapaginales est supérieur à l’espace occupé par ton texte. Démonstration :

J’ai gagné mes galons d’historienne avec cette page, ici illisible : 7 notes infra pour 12 phrases, des mots latins, des “op.cit.”, “idem” et des espaces insécables intempestifs.

Je pense qu’avec tout ça, tu as la recette de la thèse en Histoire : des sources, des langues étrangères, de la littérature scientifique, plein de belles phrases à écrire et à faire suivre d’appels de note. Et surtout beaucoup de passion, de patience et de résilience. Je ne dis pas ça que pour la beauté de la rime (un peu en fait) : faire une thèse en Histoire c’est aussi accepter qu’on ne pourra pas répondre à toutes les interrogations formulées en début de recherche, et qu’une partie du travail est – aussi – d’ouvrir la porte de la discussion.

Faire une thèse … en Histoire
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3 avis sur « Faire une thèse … en Histoire »

  • 7 janvier 2019 à 10 h 52 min
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    Whaa on sent bien la passion de l’Historienne, l’envie d’encourager et l’émotion que la recherche apporte.

    Un peu de nostalgie ?

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  • 23 octobre 2020 à 9 h 40 min
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    Bonjour,

    Je vous remercie beaucoup pour cet article, qui m’a beaucoup fait rire (et qui m’a bien renseigné aussi, merci) !
    Je suis actuellement en licence d’Histoire, et je pensais m’orienter vers un master de Recherche, mais j’ai des doutes. J’aime beaucoup l’Histoire médiévale, mais je n’ai jamais eu de bons cours de latin (j’en ai eu pendant un semestre, mais c’était vraiment très moyen, et je n’ai pas l’impression d’avoir appris quoique ce soit). C’est pour cela que je suis inquiète. Globalement, j’aime beaucoup la période s’étendant du XIIIe au XVIe siècles, donc je pourrais aussi me diriger en Histoire moderne. Mais je m’inquiète aussi du niveau de latin nécessaire.

    Sinon, j’aime beaucoup le bas Moyen Âge et le début de l’époque moderne, donc, sauriez-vous quel niveau de latin est attendu ? S’il y a un haut niveau attendu, auriez-vous des idées/conseils pour que je puisse l’apprendre seule (je ne pense pas réessayer avec la fac) ?

    Je vous remercie encore pour cet article.

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    • 2 novembre 2020 à 9 h 06 min
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      Bonjour ! Merci pour votre message 🙂 C’est difficile à dire comme ça sans connaître les espaces que vous souhaitez étudier et les types de sources auxquelles vous allez être confrontée (si vous vous dirigez vers de l’histoire de l’Église ou des institutions médiévales, le latin sera un atout par exemple). Le mieux sera d’en discuter, en fonction de votre sujet, avec le ou la prof qui va vous encadrer ! Et le latin peut s’apprendre assez facilement en traduisant beaucoup (et en prenant éventuellement des cours particuliers 🙂 ). Bon courage !!

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