La fabrique du sujet de thèse

Cette semaine, What-Sup t’emmène en voyage ! Non non, laisse ton monokini, ta crème 50+ et tes claquettes-chaussettes en dessous de ton lit, c’est pas ce genre de voyage. Je t’emmène dans le Royaume magique de la thèse, un royaume d’un genre nouveau, peuplé de créatures vives mais aussi d’âmes quelque peu égarées. Ce voyage est long, les chemins sinueux, l’objectif parfois incertain, le verbe hésitant et l’appétit vorace. Qui dit long voyage dit voyage en étapes pleines de métaphores subtiles : il faudra d’abord établir la route à prendre (aka « Choix du sujet »), pour ensuite établir à qui allégeance sera faite (aka « Choix du directeur »). Puis on tombera immanquablement sur plus fort que nous au cours de ce périple, une force qu’il faudra combattre en mode Rocky Balboa (aka « Syndrome de l’imposteur »). On atteindra ensuite un rythme de croisière qui permettra d’emprunter le fleuve pas si tranquille du doctorat (aka « Le doctorat au quotidien »), pour ensuite quitter ce joyeux royaume vers des jours plus ou moins heureux (aka « Le jour d’après »).

En théorie … 

Commençons donc par le commencement, comme disait l’autre. L’étape nouméro uno du voyage, c’est de choisir ta route, choisir ton chemin et de passer le message à ton voisin. Alors, comment-que-ça-se-passe-t-il?

Tout ce qui suit n’est valable évidemment que si tu as ton mot à dire sur le sujet : en effet, dans certains cas, il est possible de postuler à un financement doctoral qui est rattaché à une étude bien précise dont le sujet est donc préalablement établi. Mais même dans ce cas-là, la définition du sujet doit respecter quelques règles. 

Le travail doit porter sur un sujet original (même si ta tête est déjà originale). On n’est pas dans la synthèse (un peu), on est dans la thèse (beaucoup… d’où… le…nom). La nuance, c’est la réflexion développée autour d’un thème et des sources que tu vas découvrir tout au long de ton périple. Un sujet original, ça ne veut pas dire que tu vas être le premier à découvrir un sujet en mode Christophe Colomb du doctorat : sauf gros coup de bol, il y a beaucoup de chance que la question ait été évoquée, voire partiellement traitée par ailleurs. L’idée est d’apporter du neuf dans une discipline et d’éviter de réinventer l’eau tiède.

L’autre règle d’or concernant le choix d’un sujet est qu’il n’est pas immuable, ni gravé dans le marbre. Un sujet ne s’impose pas, il s’organise et se construit sur base de l’approche choisie. Il est important de se l’approprier et de le façonner, tout en respectant une cohérence scientifique. Si tu donnes un même titre de sujet de recherche à deux personnes, il y a fort à parier que deux thèses tout à fait différentes sortiront. “Chacun sa route, chacun son chemin”, te disais-je.

Il me semble aussi important de déjà connaître 2-3 bricoles sur le sujet, ne fut-ce que pour construire le projet et le soumettre à un financement, mais aussi pour ne pas te retrouver qué-blo parce que tu réalises – par exemple – qu’en bossant sur la monarchie anglaise, c’est pas mal si ton niveau d’anglais dépasse le « Brian is in the kitchen » et que tu sais déjà au moins qu’il y a une famille royale en Angleterre (#exempleexagéré).

Enfin, fais toi plaisir. Ce n’est pas une légende : tu vis avec ton sujet 24/7/365, alors autant que ça t’amuse un peu, non ? Sinon bonjour la déprime. Après tout, t’es pas venu·e en doctorat pour souffrir okay.

Et en pratique : ma vie, mon œuvre, mon choix de sujet de thèse

Est-ce que What-Sup serait vraiment un blog en bonne et due forme si je racontais pas un peu ma vie franchement? Non. Donc.

J’ai réalisé mon mémoire sur l’Histoire de l’abbaye d’Andenne entre le 7ème et le 12ème siècle, ce qui n’excitait que 2 personnes : mon directeur de mémoire (que l’on va tendrement nommer Papi Chulo pour respecter son anonymat et apporter une touche exotique à ce billet), et moi. Autant te dire que j’ai bien gravé en mémoire (c’est le cas de le dire) tous les « ah… » totalement désintéressés quand je mentionnais mon sujet, surtout quand ils étaient suivi d’un « et y a des choses à dire là-dessus ? ». J’ai fini ce mémoire en août 2011, période à laquelle le susdit Papi Chulo m’apprend qu’un professeur de l’Université de Limoges aimerait proposer un financement doctoral à un·e étudiant·e dans le cadre d’une co-tutelle (c’est-à-dire une double direction et double diplomation) avec l’Université Libre de Bruxelles. Le mec a pensé à moi DIREK tellement j’étais fayotte en cours et toujours au premier rang, et que allez franchement j’étais pas trop mauvaise.

Du coup, il me demande de réfléchir à un sujet de thèse. J’avais 21 ans, j’étais encore jeune et belle mais surtout je touchais pas une bille en terme d’actualité de la recherche en histoire du Moyen Âge. Alors j’ai fait une petite liste de sujets plus naïfs les uns que les autres sur des thématiques qui m’intéressaient : l’histoire des femmes, l’histoire de la médecine, l’histoire du christianisme. Je les ai plus en tête mais je sais que c’était naze et surtout que c’était du déjà-vu (à lire avec l’accent angliche). Quand je suis arrivée avec ma petite liste manuscrite chez Papi Chulo, il m’a regardé gentiment et a secoué sa tête délicatement en faisant la moue. En vrai il pensait sûrement « MEUF t’as été les chercher dans un carambar tes sujets ou quoi ? ». Il me dit alors toujours aussi délicatement de contacter directement le prof de Limoges parce qu’il aura sûrement plein de bonnezidées. Et là je découvre le pot aux roses : en vrai, je sens qu’on va quand même un peu m’imposer un truc sur la période et le type de sources à traiter, et je me retrouve à accepter de travailler sur « L’influence des modèles religieux, ecclésiastiques et ecclésiaux dans la production de la norme aux 8ème et 9ème siècles : développement d’une idéologie politique carolingienne ». BIM BAM BOUM. Haha. Autant te dire qu’il m’a fallu des mois pour comprendre ce qu’il me voulait avec un truc pareil. Et plusieurs années pour comprendre la différence entre ecclésial et ecclésiastique. J’étais donc assez mal barrée.

Après avoir défendu ce sujet devant un jury de 20 profs français sans même bien savoir de quoi je parlais (et eux non plus si tu veux mon avis), j’ai obtenu un financement de 3 ans pour réaliser cette thèse, essentiellement pour des raisons que je classerais dans la catégorie des armes à roulettes « Magouilles et cie », mais ce n’est pas tout à fait le moment d’en parler. J’ai compris assez rapidement que le sujet ne me convenait pas, et ce pour plusieurs raisons : primo, je ne maitrisais ni la période, ni les sources (et encore moins le latin – haha #truestorysadstory); ségoundo, c’était beaucoup trop conceptuel et perché à mon goût ; et tertio, le sujet était bien trop large, m’emmenant partout et nulle part à fois. Bref, c’était pas pour moi.

Mais je cours, je me raccroche à la vie, et après au moins deux années que je qualifie souvent, pour être gentille, de « difficiles », je tombe au fil de mes cherches sur quelque chose qui m’intéresse : un chapitre de capitulaire (en gros ce sont les textes de lois carolingiennes #raccourcicommode) datant du milieu du 8ème siècle et consacré à l’inceste. Et moi, les histoires de fesses entre cousins, j’aime bien (non). Je découvre que l’interdit de l’inceste tel que formulé dans cette source a certainement une origine biblique. Tiens tiens mais, on serait pas dans une influence du modèle religieux de la norme carolingienne ? BIM, BAM, BOUM, je le tenais mon sujet. Restait à convaincre mes directeurs. L’un était convaincu, l’autre pas. Qu’à cela n’tienne, de fil en aiguille de sapin, je décide d’axer mes recherches sur l’inceste, l’adultère et la fornication, because why not (surtout because c’étaient les transgressions les plus fréquemment citées dans mes sources). 

J’avais modifié mon approche, et donc recentré mes sources et facilité la recherche. Cela a aussi été possible parce que j’ai été intégrée à une équipe d’historiens du droit, ce qui m’a permis de développer un œil neuf sur mon sujet par une meilleure connaissance de la discipline. Voilà ainsi qu’après quelques années, je retravaille et renomme ma thèse, et qu’elle devient « Sexe, normes et transgressions. Contrôler les pratiques sexuelles et matrimoniales à l’époque carolingienne (740-840) ». Exit les « ah… » désintéressés de mon sujet de mémoire, tout à coup les foules sont passionnés, les yeux vifs et les esprits affûtés.

 

En bref, l’évolution d’un sujet de thèse – et de recherche de manière générale – dépend essentiellement : 

  • De ton intérêt pour ton sujet :
  • De ce qui a déjà été fait :
  • De tes compétences de base et de celles que tu es prêt.e à développer pour mener ton projet à bien:
  • Des chercheurs et chercheuses qui t’entourent (et aussi ceux qui ne t’entourent pas d’ailleurs).

 

Alerte “researcher joke”
J’aurais aussi pu nommer ce billet “De quoi le sujet de thèse est-il le nom?” ou encore “Le sujet de thèse : regards croisés”.

Ce billet est le premier d’une série consacrée au voyage dans le merveilleux pays de la thèse ! Voici les liens des autres billets de la série : 

Le Grand Voyage (I) : la fabrique du sujet de thèse
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Un avis sur « Le Grand Voyage (I) : la fabrique du sujet de thèse »

  • 19 novembre 2018 à 16 h 38 min
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    Il faut la lire cette thèse, elle est trop top et intéressante qu’on soit historien ou pas.
    Et je dis ça en toute impatialité…..

    Répondre

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