Je boude. Et quand je boude, j’ai envie de le dire. Alors aujourd’hui j’ai eu envie de faire un petit billet d’humeur. L’objet de mon ire ? (tu l’as-tu vu comme j’utilise des désuets mais beaux mots ?) : l’injonction à la mobilité pour les jeunes chercheurs et chercheuses dans le cadre de leurs recherches. Ne me méprends pas : la mobilité, c’est génial, toute cette empreinte carbone au service de la fuite circulation des cerveaux, franchement c’est magique. Sauf que ça tombe pas toujours tip top bien dans la vie des gens.
J’ai pas mal hésité à écrire ce billet. Même si j’aime bien raconter ma passionnante vie par ici, j’ai l’impression que ce sujet est autrement plus intime. Pourquoi donc te demandes-tu ? Parce que par un beau jour de février 2019 (qu’on retiendra toujours comme étant le mois de février où on pouvait léchouiller des glaces en terrasse), le verdict est tombé : mon génie de mari – chargé de recherches FNRS – a obtenu un mandat postdoctoral des Actions Marie Skłodowska-Curie, qui est un peu la Rolls-Royce des postdocs, le Rob de l’after-thèse, la Rolex du début de carrière (#notsponso). Bref, il a obtenu un financement européen qui lui permet de prolonger ses recherches durant 2 années dans un cadre stimulant. Et ce cadre stimulant, il est à … Madrid. Olé.
Le fonctionnement des attributions de mandats et de postes définitifs est tel que l’obtention de ceux-ci est largement tributaire du caractère international du parcours de recherche. Ce fonctionnement est au cœur de nombreuses publications scientifiques et a notamment également fait l’objet d’un Midi de l’ARES, précisément consacré à la place de l’international dans la carrière des jeunes scientifiques. Le sujet est donc documenté, étudié, décortiqué, analysé, compris, dénoncé, loué, dans tous les sens. Ce billet va revenir sur ces considérations et aborder le point de vue de la personne qui doit « subir » (les guillemets sont superflus) la mobilité. Je ne discute donc ici que de la mobilité physique, et non de mobilités virtuelle ou sectorielle, qui contribuent également à l’avancée de la carrière, mais qui sont bien moins contraignantes que la mobilité internationale en termes d’organisation familiale, avouons-le franchement.
Une opportunité d’enfer
J’aimerais quand même qu’on évite un peu de me faire dire ce que je ne dis pas à propos de la mobilité. Je trouve que c’est une opportunité absolument géniale : pouvoir se concentrer sur sa recherche durant une ou plusieurs années, découvrir des nouvelles (res)sources, élargir son réseau tout en améliorant ses compétences linguistiques, et en ouvrant son esprit à des nouvelles choses, c’est vraiment la panacée. Être à l’étranger offre généralement aux chercheurs et chercheuses une chance unique de pouvoir se délester de contraintes pour pouvoir se concentrer uniquement sur leurs recherches, et là on peut clairement dire qu’on pète le rêvomètre des scientifiques ! Et évidemment, je suis extrêmement fière de mon mari, surtout quand on connait le taux d’octroi de ce type de mandats (8 à 10%) et qu’on sait que cette année était une année record en terme d’introductions de candidatures pour les Marie-Curie. Si j’avais pu, j’aurais placardé sa tête partout en disant « C’EST MON MARI ! C’EST LE MEILLEUR !! » (comment ça, je l’ai fait ?), tellement je trouve que c’est super qu’il puisse ajouter toutes ces flèches à son arcadémique (#haha).
En effet, les avantages de la mobilité professionnelle internationale ne sont plus à prouver : acquisitions de compétences, développement de l’autonomie, de la capacité d’adaptation, etcétérietcétéra. La mobilité devient un critère d’évaluation et d’évolution de carrière, mais pas seulement : « la mobilité est devenue une valeur ». Et c’est à cet égard qu’elle est encouragée, au point d’en arriver à une véritable injonction à la mobilité : on en oublierait presque qu’il s’agit d’un moyen et non d’une finalité.
De plus, généralement, la mobilité, ça fonctionne un peu comme avec les élections : on sait ce qu’on quitte mais on ne sait pas toujours ce qu’on va retrouver (et en Belgique, on en sait quelque chose). Comme le souligne Jacques Bonenfant, la mobilité perd toute sa saveur si un chercheur est intégré dans une équipe avec peu ou pas de contacts avec l’extérieur du labo, elle n’a presque plus d’intérêt si une chercheuse est intégrée dans une équipe qui pratique une méthode identique ou parle la même langue. Si on veut jouer l’avocat du diabolo jusqu’au bout, on peut aussi même se poser la question de savoir comment une expérience internationale peut être considérée comme une plus-value si elle devient pratiquement obligatoire dans le parcours des jeunes scientifiques. Il faut donc réfléchir en amont à ce qui va être retiré de cette mobilité, tant en termes de compétences que d’acquis spécifiques.
Et puis, bon, vraiment juste comme ça, accessoirement, parfois, y a une famille quelque part…
Et l’autre, dans tout ça ?
Je pense que si j’avais reçu 1€ chaque fois que quelqu’un – sûrement bien intentionné – m’avait dit « mais c’est superrrrrr Madriddddddd, sangria et tortilla toute la journééééée », je serais en train de me prélasser dans un bain au lait d’ânesse dans une luxueuse baignoire de ma villa californienne (#exagération). Alors oui, Madrid, c’est cool, sauf que c’est bien plus compliqué que ça.
Parce que oui, la mobilité a un coût. Un coût qui n’est pas seulement financier, mais également logistique (il faut se loger), légal (changement éventuel de statut) et socio-personnel (oui j’invente des mots keskia). Et à ce sujet, le problème en réalité, c’est que cette nécessité de s’expatrier tombe généralement au moment des grandes décisions. L’horloge biologique, la brique dans le ventre, les soupers vins-fromage toutes les semaines, tout ça, tout ça. Bref la vie de trentenaire quoi ! Comment concilier les exigences sociales, les envies individuelles avec cette injonction à la mobilité ?
Certaines mesures sont prises pour diminuer les effets un peu bof qu’une mobilité internationale peut avoir sur un couple ou une famille. Ces incitants peuvent être financiers : permettre davantage d’aller-retours est un moyen de ne pas briser les familles (mais un excellent moyen de faire payer la facture à la planète, comme le rappelait Camille Bullot dans un article LinkedIn). C’est clair que ça aide, mais c’est aussi un peu vicelard : certains forfaits sont accordés sur base du statut matrimonial. Si t’es marié·e, c’est jackpot, et si pas, c’est moins jackpot. Pas très XXIe siècle-friendly tout ça. Et en fin de compte, pouvoir passer ses week-ends ensemble c’est super, mais perso c’est pas exactement pour ça que j’ai signé quand j’ai été à la commune en robe blanche. Par ailleurs, l’Europe a également mis en place une politique de soutien aux doubles carrières : en gros l’idée est de faire en sorte que l’avancée de la carrière de l’un ne lèse pas l’avancée de la carrière de l’autre en proposant de développer un plan de carrière commun. J’avoue que la mise en œuvre d’une telle initiative m’intrigue beaucoup et que je serais curieuse de voir comment, sur le terrain, c’est possible. Autant te dire que mon mode Sherlock is ON.
Je disais en début de billet que je boudais, et bon, j’exagère un peu (j’adore ça) mais il faut bien avouer que je n’ai pas envie que mon mari s’expatrie pendant 2 ans. J’ai envie qu’il fasse avancer sa carrière, qu’il publie plein de trucs, qu’il rencontre plein de gens, mais si tout ça pouvait se passer à maximum 5 km de moi ça m’arrangerait vachement (#codépendancetotale). Parce que non, je n’ai pas prévu de tout plaquer ici pour le suivre là-bas. Mon côté féministe, sans doute. Parce qu’il faut bien le dire, le tuyau percé est loin d’être une légende : plus les échelons de la carrière scientifique tu grimpes, moins de femmes tu trouves, comme dirait un grand philosophe alien. Et c’est pas parce que je suis tombée du tuyau que je dois pour autant devenir une « femme de chercheur ». Mais que les choses soient clair, je ne lui en veux pas à lui (comment pourrais-je, vous l’avez vu ?!), je suis juste un peu en chafouinade contre un système qui oblige (OUI MADAME, « oblige », je sors les grands mots !) des brillants chercheurs à développer une stratégie de mobilité longue à un moment de ta vie où tes semaines se résument à : aller voir les bébés de tes potes, acheter une bouteille de vin à 8€ et trouver ça bon marché, et ne plus sortir le samedi parce qu’il te faut 3 jours pour récupérer.
Alors hauts les cœurs et à bas les rancœurs (#poésie), je suis sûre que dans 30 ans, on rigolera comme des petits fous en se disant « ha ha ha, tu te souviens quand tu étais à Madrid, ha ha ha, good times » et j’écrirai un article dans le NY Times pour dire à quel point la mobilité internationale c’est super.